L’interdit du prêt à intérêt

Le texte choisi ici est issu du Talmud de Babylone, traité Baba Metsi’a, page 62a, et donne un relief particulier à l’interdit biblique du prêt à intérêt cité dans la Parachat Behar :

Peut on choisir entre deux vies ?

Ce texte porte sur un débat extrême, représentatif du style talmudique, particulièrement laconique, qui consiste à présenter un débat opposant des rabbins, sur un sujet grave, en citant, mais sans les développer, leurs arguments respectifs. Cette formulation concise oblige le lecteur à exprimer les non-dits susceptibles d’éclairer les positions respectives de ces Sages.

Le texte expose un dilemme auquel est confronté un individu qui ne peut survivre qu’au détriment de son compagnon de route. En effet, en un lieu désertique, il possède une gourde dont le contenu ne suffit à abreuver qu’une seule personne jusqu’à la prochaine localité. Partager l’eau conduirait à la mort des deux voyageurs. Selon Ben Petoura, partager et mourir vaut mieux que laisser périr son prochain. Rabbi ‘Akiba, en se fondant sur le verset 36 du chapitre 25 du Lévitique, « et ton frère vivra avec toi », exprime une opinion discordante : la vie prime sur celle de son prochain. La mah’loqet (« discussion » ou « opposition »), « reflète deux positions entre lesquelles la pensée oscille en quelque façon éternellement » (1). La controverse talmudique fait apparaître une vérité qui se donne à découvrir dans la contradiction et la confrontation d’idées, antithèses de la « pensée unique ». A priori, le verset biblique déjà cité, « et ton frère vivra avec toi », que Rabbi ‘Akiba invoque à l’appui de son opinion, va dans le sens de l’opinion de son contradicteur, Ben Petoura, puisqu’il semble dire que « ton frère » doit absolument vivre « avec toi », donc, mourir avec toi s’il ne peut vivre avec toi. Sans quoi, ta vie n’aurait plus de sens. C’est probablement la lecture adoptée par Ben Petoura. Quant à Rabbi ‘Akiba, il a une autre compréhension de ce verset : « avec toi » est restrictif et signifie que tu n’es tenu de le faire vivre que dans la mesure où il est « avec toi », c’est-à-dire, que toi aussi tu puisses survivre. « Avec toi » mais pas à ta place (2). Au-delà du désaccord entre les deux Tanaïm (« sages de la Michna »), il faut relever l’absence de critères d’appréciation de la valeur d’une vie, le Talmud n’indiquant pas les qualités des deux personnes en chemin, telles que la sagesse de l’un et l’ignorance de l’autre, leur âge respectif ou leur situation de famille. Une manière d’affirmer la valeur absolue et non relative (c’est-à-dire, n’ayant pas de valeur en soi mais seulement par rapport à autre chose) de la vie. Essayons de mieux comprendre les principes philosophiques qui séparent les deux intervenants, en nous attachant beaucoup plus à la position de Ben Petoura à laquelle tous les commentateurs classiques du Talmud ont consacré leurs réflexions.

L’opinion de Ben Petoura reposerait sur le fait que les deux individus, en buvant tous les deux de la gourde, peuvent bénéficier d’un sursis, puisqu’ils pourront ainsi vivre un peu plus longtemps. Or, le Talmud évoque le cas d’un homme enseveli sous des décombres. Après qu’on l’en ait extrait, il n’aurait plus qu’un instant à vivre. Le sauveteur juif est autorisé à profaner le Chabbat (3), afin de lui offrir ce sursis. Ce texte talmudique (Traité Yoma, page 83a) illustre l’importance de la vie, se réduirait elle à un instant, compte tenu du fait que la seule exception à l’observance du Chabbat est le secours apporté à une vie en danger de mort. Un instant de vie a donc valeur de vie complète. Ben Petoura pense que le partage de l’eau permet d’offrir une parcelle de vie dont la valeur est absolue, à chacun des deux, et que le détenteur de la gourde n’est pas en droit de priver l’autre de cette fraction de vie, pour s’assurer une longue existence. Il ne s’agit pas de dire que deux moments de vie valent plus qu’une longue vie ! Car l’«on ne fait pas de mathématiques avec la vie ! », pour reprendre les termes du Professeur Weingort (4), c’est-à-dire, que la valeur absolue et infinie de chaque vie, et même de chaque instant de vie, conduit à l’irréductibilité d’une vie à une autre, rendant impossible toute comparaison entre elles. Ben Petoura situe le dilemme éthique dans l’impossibilité absolue de choisir entre deux vies humaines. Le partage est la seule échappatoire. Entre la longue existence de l’un et la vie prolongée de l’autre, qui peut dire si la vie de cent vingt ans de l’un a plus de valeur que vingt minutes de vie de l’autre ?
Rabbi ‘Akiba, quant à lui, raisonnerait en pragmatique : en l’absence de critères d’évaluation de ces deux vies, reste le critère de la propriété qui permet d’opérer ce choix dramatique. Au possesseur de la gourde la vie sauve. Par ailleurs, il existerait selon lui des limites à l’obligation morale vis-à-vis d’autrui. La charité poussée à l’extrême conduit à la négation de soi, alors que le judaïsme se caractérise par la recherche constante du juste milieu et se méfie des excès.

Concernant le lien thématique qui relie ce dilemme éthique aux considérations sur le prêt à intérêt, qui constituent le sujet central du chapitre dont est extrait le débat opposant Ben Petoura et Rabbi ‘Akiba, le souci de l’autre et le rapport au temps et à la vie d’autrui, semblent être les deux idées communes à ces problématiques a priori différentes. En effet, c’est à la suite de développements sur les personnes qui prêtent à intérêt, appauvrissant les emprunteurs jusqu’à les faire mourir de faim, et qui sont assimilés à des meurtriers, que le Talmud s’interroge : Peut-on qualifier de meurtrier celui qui choisirait de laisser mourir de soif son compagnon d’infortune, dans l’intérêt bien compris de sauver sa propre vie. Le terme biblique nechekh, qui désigne l’usure, signifie, en effet, « morsure », parce qu’en prêtant à intérêt, « c’est comme si le créancier mordait : il tourmente son prochain et mange sa chair » (Maïmonide, Michné Torah, Hilkhot malvé velové (« lois relatives au prêteur et à l’emprunteur), chapitre 4, loi 1). Quant à l’incidence de nos décisions sur le temps et donc sur la vie d’autrui, indéniable dans l’attribution de l’eau à un seul des deux voyageurs, elle n’en est pas moins évidente dans le prêt à intérêt où le prêteur s’approprie le temps de son débiteur contraint de travailler sans cesse pour s’acquitter de ses dettes et ne pas voir sa charge augmenter.

« Rabbi ‘El’azar dit : «Les intérêts fixés [à l’avance] sont retirés par les juges » [c’est-à-dire, qu’un emprunteur qui a remboursé à son créancier le montant du prêt et des intérêts, conformément à leur accord, mais en contravention avec le droit hébraïque qui proscrit le prêt à intérêt, pourra récupérer en justice les intérêts]… Rabbi Yoh’anan dit : « Les intérêts [fixés à l’avance] ne peuvent pas être retirés par les juges ». Rabbi Itsh’aq (5) dit : « Quel est le motif de Rabbi Yoh’anan ? » [Qui refuse une régularisation a posteriori profitable aux deux parties]. Celui-ci se fonde sur un verset : « Alors qu’il prête à intérêt [littéralement, « avec une morsure usuraire »] et accepte le surcroît, il vivrait ? Il ne vivra pas puisqu’il a commis toutes ces infamies, il faut qu’il meure, son sang sera sur lui » (Ezechiel XVIII, 13). Le prêteur est voué à la mort [par sentence divine] et non à la restitution [de l’intérêt au débiteur]… Rava dit : «On l’entend du corps même du verset : «…il faut qu’il meure, son sang sera sur lui ». Les prêteurs à intérêt ont été comparés à ceux qui versent le sang. Qu’en est-il de ceux qui versent le sang ? Ils ne sont pas voués à la restitution ; de même les prêteurs à intérêt ne sont pas voués à la restitution » [de même qu’un meurtre est irréparable, les intérêts pris illégalement ne sont pas remboursables]. Rav Nah’man Bar Itsh’aq (6) dit : « Quelle est la raison de Rabbi ‘El’azar [qui soutient que le prêteur est tenu de restituer les intérêts perçus illégalement]? Parce que le verset dit : «Tu ne lui prendras pas (ce qui constituerait) une morsure ou un profit usuraire, tu craindras ton Dieu, et que ton frère vive avec toi » (Lévitique XXV, 36)-rends-lui afin qu’il vive. Et Rabbi Yoh’anan, cette (formule) « et que ton frère vive avec toi », qu’en fait-il ? Il en a besoin pour ce qu’on a enseigné [retirer la règle de Rabbi ‘Akiba] : [A propos du cas où] deux (hommes) allaient en chemin, et dans la main de l’un d’entre eux (seulement) un broc (une gourde) d’eau. Si les deux boivent (de la gourde), ils mourront (de soif), et si l’un d’entre eux boit, il atteindra une localité [et donc un point d’eau]. Ben Petoura a interprété : « il vaut mieux que tous deux boivent et meurent, plutôt que l’un d’eux assiste à la mort de son prochain ». [Cette opinion a prévalu] Jusqu’à ce que Rabbi ‘Akiba enseigne : « et ton frère vivra avec toi » (Lévitique XXV, 36) ; ta vie a priorité sur celle de ton prochain. »

Le Talmud. L’Edition Steinsaltz, Traité Baba Metsi’a ,tome 3, page 62a. F.S.J.U. Bibliophane. Editions Ramsay, Paris, 2000, pour l’édition française.

1 Difficile Liberté, d’Emmanuel Lévinas, à l’article Textes messianiques, page 96 dans l’édition en livre de poche.

2 Selon l’interprétation de l’un des plus célèbres exégètes du Talmud, Rabbi Chlomo Yitsh’aki (1040-1105), plus connu sous le nom de son acronyme, Rachi, qui vécut à Troyes, en Champagne.

3 Le Chabbat, qui correspond au septième jour de la semaine, quatrième commandement du Décalogue, est un jour de repos pour les juifs, et constitue l’un des fondements du judaïsme.

4 Cette étude s’inspire d’un ouvrage d’Abraham Weingort, Docteur en droit, enseignant en droit hébraïque à la Sorbonne, ouvrage publié aux éditions Lichma, dont le titre est : Rencontres. Droit talmudique et droit des nations, tome II, pages 45 à 54.

5 Rabbi Itsh’aq et Rabbi ‘El’azar sont des Sages de Palestine, contemporains de la clôture de la Michna, vers 200 après J.C. Rabbi Yoh’anan présente la particularité d’appartenir à l’époque dite « charnière » entre la dite clôture et le début de l’ère des Amoraïm (Sages de la Guémara). Il vivait également en Palestine.

6 Rava et Rav Nah’man Bar Itsh’aq sont des Amoraïm (« Maîtres de la Guémara») de Babylonie du IVème siècle après J.C.

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