La théocratie juive, par Flavius Josèphe

Infinies sont les différences particulières des mœurs et des lois entre les hommes; mais on peut les résumer ainsi : les uns ont confié à des monarchies, d’autres à des oligarchies, d’autres encore au peuple le pouvoir politique [76].

Notre législateur n’a arrêté ses regards sur aucun de ces gouvernements ; il a – si l’on peut faire cette violence à la langue – institué le gouvernement théocratique [77], plaçant en Dieu le pouvoir et la force. Il a persuadé à tous de tourner les yeux vers Celui-ci comme vers la cause de tous les biens que possèdent tous les hommes en commun, et de tous ceux que les Juifs eux-mêmes ont obtenus par leurs prières dans les moments critiques. Rien ne peut échapper à Sa connaissance, ni aucune de nos actions, ni aucune de nos pensées intimes. Quant à Dieu Lui-même, Moïse montra qu’Il est unique, incréé, éternellement immuable, plus beau que toute forme mortelle, connaissable pour nous par Sa puissance, mais inconnaissable en Son essence.

Que cette conception de Dieu ait été celle des plus sages parmi les Grecs, qui s’inspirèrent des enseignements donnés pour la première fois par Moïse [78], je n’en dis rien pour le moment ; mais ils ont formellement attesté qu’elle est belle et convient à la nature comme à la grandeur divine; car Pythagore, Anaxagore, Platon, les philosophes du Portique qui vinrent ensuite, tous, peu s’en faut, ont manifestement eu cette conception de la nature divine [79]. Mais tandis que leur philosophie s’adressa à un petit nombre et qu’ils n’osèrent pas apporter parmi le peuple, enchaîné à d’anciennes opinions, la vérité de leur croyance, notre législateur, en conformant ses actes à ses discours [80], ne persuada pas seulement ses contemporains, mais il mit encore dans l’esprit des générations successives qui devaient descendre d’eux une foi en Dieu innée et immuable. C’est que, en outre, par le caractère de sa législation, tournée vers l’utile, il l’emporta toujours beaucoup sur tous les autres ; il ne fit point de la piété un élément de la vertu, mais de toutes les autres vertus, des éléments de la piété, je veux dire la justice, la tempérance, l’endurance, et la concorde des citoyens dans toutes les affaires [81]. Car toutes nos actions, nos préoccupations et nos discours se rattachent à notre piété envers Dieu. Moïse n’a donc rien omis d’examiner ou de fixer de tout cela.

Toute instruction et toute éducation morale peuvent, en effet, se faire de deux manières : par des préceptes qu’on enseigne, ou par la pratique des mœurs. Les autres législateurs ont différé d’opinion et, choisissant chacun celle des deux manières qui leur convenait, ont négligé l’autre. Par exemple, les Lacédémoniens et les Crétois élevaient les citoyens par la pratique, non par des préceptes. D’autre part, les Athéniens et presque tous les autres Grecs prescrivaient par les lois ce qu’il fallait faire ou éviter, mais ne se souciaient point d’en donner l’habitude par l’action.

Notre législateur, lui, a mis tous ses soins à concilier ces deux enseignements [82]. il n’a point laissé sans explication la pratique des moeurs, ni souffert que le texte de la loi fût sans effet ; à commencer par la première éducation et la vie domestique de chacun, il n’a rien laissé, pas même le moindre détail à l’initiative et à la fantaisie des assujettis ; même les mets dont il faut s’abstenir ou qu’on peut manger, les personnes qu’on peut admettre à partager notre vie, l’application au travail et inversement le repos il a lui-même délimité et réglé tout cela pour eux par sa loi, afin que, vivant sous elle comme soumis à un père et à un maître, nous ne péchions en rien ni volontairement ni par ignorance. Car il n’a pas non plus laissé l’excuse de l’ignorance; il a proclamé la loi l’enseignement le plus beau et le plus nécessaire ; ce n’est pas une fois, ni deux ni plusieurs, qu’il faut l’entendre : mais il a ordonné que chaque semaine, abandonnant tous autres travaux, on se réunit pour écouter la loi et l’apprendre exactement par cœur [83]. C’est ce que tous les législateurs semblent avoir négligé.

Notes de Th. Reinach

[76] Division platonicienne, qu’on retrouve chez Polybe, Cicéron, etc.

[77] Ce mot, qui a fait fortune en changeant un peu de sens, est donc de l’invention de Josèphe – ou de sa source.

[78] L’idée que les philosophes grecs sont tributaires de la Bible est depuis l’époque ptolémaïque un lieu commun de l’apologétique judéo-alexandrine. Déjà Artapanos imaginait qu’Orphée fut le disciple de Mousaios-Moïse. Suivant Philon, c’est de Moïse que se sont inspirés Héraclite et les stoïciens (cf. Elter, De gnomol. graec. historia, 221 ; Bréhier, Les idées philos. et relig. de Philon d’Alexandrie, 48 ; Paul Krüger, Philo und Josephas als Apologeten des Judentam 21). Aristobule (soi-disant contemporain de Ptolémée VI Philométor, en réalité prête-nom d’un faussaire d’époque impériale) fait dépendre de Moïse, outre Homère et Hésiode, Pythagore, Socrate et Platon (Eusèbe, Praep. Ev., XIII, 12) et Clément d’Alexandrie assure qu’il attribuait la même origine à la philosophie péripatéticienne (Strom. V, 14, 97).

[79] Josèphe s’aventure beaucoup en identifiant, par exemple, le panthéisme stoïcien au monothéisme hébreu.

[80] Même expression chez Philon, Vita Mosis. I, 6 § 29 et déjà dans la source de Jamblique, V. P., 176.

[81] Cette « concorde » remplace la sagesse, φρόνησις, comme 4e vertu cardinale (Thackeray).

[82] Théorie conforme à l’enseignement talmudique. Cf. Aboth R. Nathan, p. 22; Sabbath, p. 318.

[83] Josèphe, comme le Talmud de Jérusalem (Megilla, IV, 75 a), attribue à Moïse l’institution des lectures sabbatiques.

Flavius Josèphe, « Contre Apion« 
Traduction de René Harmand,
révisée et annotée par Théodore Reinach,
1911.
Livre II, XVI, 164-175
Le texte grec est en ligne.

Envoyez un commentaire

Vous devez être connecté pour publier un commentaire.