Abraham et la laïcité

Il y a un lien direct entre l’Alliance d’Abraham, avec la circoncision au huitième jour, et l’État de droit, avec la déclaration de naissance à l’état civil laïque.

Son Altesse le Père
Au chapitre 12 de la Genèse commence le récit des aventures d’un nommé Abram, ABRM, AB-RM.
AB veut dire Père ; RM, c’est “haut”. « Père Haut », cela ne veut pas dire grand chose. « Père élevé », c’est déjà plus éclairant. La syllabe RM implique une notion de hauteur, de fierté. Ainsi les « villes hautes », Ramah, la ville du prophète Samuel, Ramallah proche de Jérusalem, et … Rome, la ville aux sept collines…
Il y a plus. Tout enfant regarde son père – Papa, Abba – du bas vers le haut, le père regarde ses enfants du haut vers le bas. Nous parlons de nos “ascendants”, et tout père peut parler de sa “descendance”, présente ou à venir. Tout en haut de notre “arbre généalogique”, en lignée masculine, figure le père de notre père de notre père… Ab-Ram. Où s’arrêter ?
L’homme “descend” du singe, dit-on. Mais où est le “chaînon manquant”, ce bébé homme qui aurait pour père un singe ?. Ce dont parle la Genèse, c’est comment un père devint, le premier, conscient de sa paternité. Finalement AB-RM peut se lire comme un titre honorifique: « Son Altesse le Père ». Il ne s’agit plus seulement d’un nommé Abram, il s’agit de la noblesse de la fonction paternelle.

Une femme enceinte
Hagar, servante de Saraï, est engrossée par Abram à la demande de celle-ci.
C’est la première femme de la Bible explicitement enceinte. Elle n’a pas droit à une Annonciation, mais à une simple Constatation, qui n’a de miraculeux que l’intervention d’un Ange (un « messager » de YHWH) qui nomme l’enfant à naître.
Genèse 16, 4 :
(Abram) vient vers Hagar, et elle est enceinte (וַתַּהַר, WTHR, VaTahar). Elle voit, oui, elle était enceinte (הָרָתָה, HRTH, Haratah), sa maîtresse s’abaisse à ses yeux
Genèse 16, 11
Le messager de YHWH lui dit : Te voilà enceinte (הָרָה, HRH, Harah) et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom d’Ismaël car YHWH t’a entendue dans ta misère.
THR et HRTH, conjugaisons du verbe HRH, concevoir, être enceinte. Mais הַר, HR, Har, c’est une montagne.
Le français compare une femme enceinte à une ville entourée de murailles, l’hébreu la compare à une montagne. Dans la Bible, la montagne n’accouche pas de souris.

L’éternel rebelle
Abraham a deux fils. Ismaël est le fils naturel, Isaac le fils légitime. Ismaël est l’aîné, Isaac le cadet. La mère d’Ismaël, l’égyptienne Agar, est la servante de Sarah, mère d’Isaac. Alors qu’Ismaël vient à peine d’être conçu, son destin est scellé :
Genèse 16, 11 : Tu enfanteras un fils et tu crieras son nom : Ismaël. Car YHWH a écouté ta misère. Le nom d’Ismaël contient la promesse de l’écoute de YHWH. Du coup, Ismaël, sûr d’être écouté, devient le plaignant, le râleur perpétuel.
Genèse 16, 12 : Ismaël sera comme un âne sauvage, sa main sur chacun, la main sur chacun de lui, il campera en face de ses frères, bref un éternel rebelle.
Ismaël a en effet de quoi se plaindre, comme les enfants qualifiés de “bâtards”. Choisit-on ses parents ? Pourquoi “deux poids, deux mesures” pour les enfants, selon que leur mère est servante ou épouse ? Pourquoi avez-vous chassé ma mère ?

Une grande nation
Ismaël ayant treize ans, Abraham s’inquiète de la préférence donnée au futur Isaac et à sa descendance ; Elohim le rassure.
Genèse 17, 20 : Quant à Ismaël, je t’ai écouté, je l’ai béni, et je le ferai fructifier et multiplier extrêmement; il engendrera douze princes, et je le ferai devenir une grande nation. Douze princes, une seule grande nation, certes nombreuse, mais pas la multitude de rois et de nations promise à la descendance d’Isaac.

Changer de nom
L’identité est chose relative. Tout dépend de qui appelle qui.
De celui qui accède à telle fonction, publique ou privée, on dit qu’il vient d’être « nommé » ceci ou cela. Changeant de statut, il change de nom, comme le font les souverains ou les papes accédant au trône, comme Bonaparte qui devient Napoléon, ou comme les femmes qui prennent le nom de leur mari le jour de leur mariage.
Le changement de nom d’Abram, ABRM, en Abraham, ABRHM, est en Genèse 17, 4 et 5. Abraham a 99 ans et c’est Elohim Qui parle : « Voici Mon alliance que Je fais avec toi. Sois le père d’une foule (AB-HMWN, Av-Hamone) de nations (GWYM, Goyim). On ne t’appellera plus ABRM, A.B.R.M., mais ton nom sera ABRHM, A.B.R.H.M., car je te fais père d’une foule (HM est la fin du mot ABRHM, et le début du mot HMWN) de nations (GWYM, Goyim).
Au verset 15, un changement de nom et une formule analogues concernent aussi la mère:
Elohim dit à Abraham : Ta femme Saraï S.R.Y., tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom est Sarah S.R.H..
Sarah, à 90 ans, change aussi d’appellation : de « demoiselle », elle devient « dame », en tombant enceinte. Elle passe de « Ma Sara », qui marque la dépendance de la jeune épousée, à « Sarah » tout court, qui marque l’autonomie de la mère.

Une multitude de nations
La traduction traditionnelle de HMWN, depuis la Vulgate, est « multitudes ». Chez les Prophètes, HMWN rend plutôt un grondement indistinct, celui du torrent, de l’orage ou de … la foule. « Père du tumulte des nations » ?.
Abraham devient ici le père des nations en tant que nations, du concept même de « nation ». Abraham n’est pas là pour seulement devenir père, ni pour fonder une dynastie, il est là pour affirmer un principe essentiel : la nation – la « patrie » – commence à la déclaration de paternité, à l’établissement public de la filiation.
La conception d’un enfant ne concerne pas seulement les deux parents, elle concerne la société dont cet enfant sera membre. L’Alliance d’Abraham, fondée sur la reconnaissance de paternité dès la naissance, est le noyau de la tumultueuse genèse des nations.

Au Huitième jour
La différence entre les deux fils d’Abraham, Isaac et Ismaël, est donc d’ordre anthropologique. Isaac est fils de Sarah, épouse « légitime » d’Abraham, Ismaël est fils « naturel » d’une servante de Sarah ; Isaac est circoncis dès le huitième jour de sa vie, Ismaël ne l’est qu’à l’âge de treize ans.
Genèse, 17, 12 – A l’âge de huit jours, tout mâle parmi vous sera circoncis, selon vos générations, qu’il soit né dans la maison, ou qu’il soit acquis à prix d’argent de tout fils d’étranger, sans appartenir à ta race.
Genèse 17, 21-25 – J’établirai mon alliance avec Isaac, que Sara t’enfantera à cette époque-ci de l’année prochaine. (…) Abraham était âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, lorsqu’il fut circoncis. Ismaël, son fils, était âgé de treize ans lorsqu’il fut circoncis.
Abraham circoncit Ismaël, mais il a déjà treize ans, ce qui ajoutera à la rancœur d’Ismaël, qui se souvient toute sa vie d’adulte de la douleur aiguë de la circoncision, douleur dont Isaac, circoncis au huitième jour, n’a pas le moindre souvenir .
Alors que l’alliance d’Abraham et son signe, la circoncision, sont détaillées au chapitre 17 de la Genèse sur une quinzaine de versets, le lot de consolation pour Ismaël n’a droit qu’au seul verset 20. La dissymétrie et le ressentiment commencent là. Ismaël a le mérite des autodidactes. Mais il ne résistera pas, en Genèse 21,9, au plaisir malsain de dénigrer Isaac, comme font tous les élèves du monde pour le “chouchou” du prof.

On rira
En Genèse 17, 17, après avoir appris que lui et Sarah allaient avoir un fils, « Abraham tombe sur sa face et rit (וַיִּצְחָק, WYZEQ, VaYits’haq) ».
La raison de ce rire est la surprise : il a 100 ans et Sarah 90. Or deux versets plus loin tombe le nom du fils à naître : YZEQ, Yits’haq, Isaac, “On rira”.
Du cas particulier, on passe d’un coup à l’universel : la constatation qu’une femme est enceinte est une heureuse nouvelle, en général confirmée, après la naissance, par la formule « Abraham et Sarah “ont la joie” d’annoncer la naissance d’Isaac ».
L’âge avancé d’Abraham et Sarah fait prétexte. Tout futur père se réjouit sobrement de la future naissance, mais trouve plutôt à s’inquiéter des responsabilités qu’il aura à assumer. Toute femme, à sa première grossesse, s’effare devant la vie qui va l’envahir et qui, la faisant vieille avant l’âge, interrompt ses règles et la prive du plaisir charnel, ŒDNH, ‘Edenah, Eden au féminin !
Genèse 18, 11-13 : Abraham et Sarah étaient vieux, avancés en âge. Sarah avait cessé d’avoir ce qu’ont les femmes. Et Sarah rit (WTZEQ, Vatits’haq) en elle-même, en disant: Maintenant que je suis vieille, prendrai-je encore du plaisir ? Et mon seigneur est vieux. YHWH dit à Abraham: « Pourquoi donc Sara a-t-elle ri ? ( ZEQH, Tsa’haqah).
Le verset 15 rend compte de l’affolement fait d’euphorie, de déni et de terreur, qui s’emparent de la femme en passe de se savoir enceinte :
Sarah mentit, disant “Je n’ai pas ri” , (LA ZEQTY, Lo Tsa’haqti) car elle eut peur. Mais Il dit : “Si, tu as ri” (ZEQTY, Tsa’haqty) ».
En Genèse 21, 9,
Sarah voit le fils qu’Hagar, l’Egyptienne, avait enfanté à Abraham qui rit ( MZEQ Metsa’heq).
En fait de rire, les commentateurs font remarquer que ce mot MZEQ a trois lettres sur quatre communes avec le nom d’Isaac, YZEQ, et qu’en somme Ismaël se moque, imite et nargue Isaac. Quand Oussama Benladen invectivait “les Juifs et les Croisés” et envoyait des avions-suicides sur les tours jumelles de Manhattan, il répétait le rire d’Ismaël et se moquait à son tour de la multitude des nations “judéo-chrétiennes”…

Les Dix Justes de Sodome
Alors que Sarah est enceinte, se mettent en place les deux interlocuteurs d’un prodigieux marchandage. Abraham sera le père d’Isaac, mais comment assurer la continuité d’une ville où, jusque là, tout le monde couche avec tout le monde ? Qui sont les pères ? Abraham marchande le nombre de membres du Tribunal : 50, 45, 40, 30, 20 ? Dix Justes auraient été nécessaires pour sauver Sodome.
Genèse 18, 22, « YHWH se tient devant Abraham ». Par révérence, les scribes (Sofrim) ont interverti : Abraham se tient devant YHWH. Mais ils ont dûment enregistré le souvenir de leur rectification.
Commentaire de Rachi : Et Avraham était encore debout devant Hachem – Ce n’est pas lui, pourtant, qui s’était levé pour se tenir debout devant Dieu, mais c’est le Saint béni soit-Il qui était venu chez lui pour lui dire : « comme le gémissement de Sodome et Gomorrhe est grand ». Le texte aurait dû donc dire : « et Hachem était encore debout devant Avraham », mais il s’agit là d’une correction des scribes, [destinée à prévenir une éventuelle interprétation irrévérencieuse] (Beréchith raba 49)…
En matière de filiation, il arrive que la biologie elle-même, qui relève du divin, « s’incline » devant le témoignage recueilli par des Justes. La filiation biologique ne « fait foi » que si elle est établie par déclaration devant un tribunal, une assemblée délibérative, institution minimale de tout peuple, société, État (c’est une des « sept lois de Noé »). Cette déclaration peut n’être pas conforme à la vérité biologique sans que l’ordre public, ni la psychologie de l’enfant en soient forcément troublés.
Il n’y a de vérité que relative et le juste peut n’être pas le vrai. Mais il n’y a aussi de loi que relative, puisque la Torah n’a de sens qu’interprétée par un aréopage de Sages. Quand vérité biologique et vérité sociale diffèrent, en cas d’adoption par exemple, la vérité sociale prime : c’est le respect de « l’autorité de la chose jugée ».

Un sacrifice virtuel
Chaque futur père se dit “quelque part” que le moment de plaisir qu’il a eu ne justifie pas de s’engager sa vie entière envers un éventuel enfant. C’était “pour rire” !
Or Abraham ne se souvient pas avoir jamais « connu » Sarah. Quand ALHYM, Elohim lui demande de lui sacrifier Yts’haq, Isaac, YZEQ, « On rira », il accepte ce désaveu de paternité : ce faisant, il reconnaît Celui Qui l’a fait père ! Et comme l’enfant, précisément, montant au sacrifice, au verset 22, 7, …
Et Isaac dit à Abraham, son père : Mon père! Et celui-ci répond : Me voici, mon fils!
… l’appelle ABY, Avi, « mon père », et que lui répond BNY, Beni, « mon fils », père et fils se sont ainsi reconnus mutuellement.
Mais quand il lève son couteau, Abraham se souvient que ce même couteau a circoncis Isaac ; il le reconnaît alors non seulement comme son fils, mais aussi comme son fils légitime, selon la loi (1). L’ange de YHWH, sa conscience, lui crie alors, au verset 12, de « ne pas étendre sa main ».
C’était Elohim qui “éprouvait” Abraham en lui demandant de sacrifier Isaac. Mais c’est YHWH, qui, au verset 18, félicite Abraham. Cette fois c’est Dieu qui a changé de nom ! « Parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai, je multiplierai ta semence comme les étoiles du ciel, comme le sable sur les lèvres de la mer. Toutes les nations de la terre se bénissent en ta semence parce que tu as entendu ma voix ».
A qui un père déclare-t-il un fils au bureau de l’état civil ? À un fonctionnaire ? Ou bien à une nation, à un pays, à un État ? Abraham sacrifiant Isaac, ou plus précisément « ligotant » Isaac (les rabbins ne parlent pas du “sacrifice d’Abraham”, mais de la ligature d’Isaac), c’est un père déclarant la naissance de son fils.
Ce fils est coincé, il est ligoté ! Un État assure protection à ses citoyens mais leur demande en retour, non seulement de respecter les lois, mais aussi d’être prêts, dans des cas aussi rares que possible, à prendre le risque de « mourir pour la patrie ». C’est un sacrifice virtuel, pour une patrie ainsi reconnue.

(1) Ce rapprochement est de Marie Balmary, in Le sacrifice interdit, Freud et la Bible (Grasset, 1993)

Voir aussi : L’État commence à l’état civil

Une réponse à “Abraham et la laïcité”

  1. mllevy dit:

    En hébreu dans le Texte.
    Sommaire

    Voir aussi :
    *Translittération

    *Le Précepteur. Comment Moïse entreprit la Bible (Bookelis)

    *Recension par Jean-Pierre Allali

    *Aperçu sur Amazon
    (Mais non disponible chez Amazon, commander chez Bookelis)

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